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JE N'AIME PLUS LES PONTS DU MOIS DE MAI





Le joli mois de mai. Les oiseaux chantent. Les fleurs poussent. Le soleil pointe. Les barbecues sortent timidement une patte. Les chipo commencent à trembler dans leurs barquettes. (oui, j’achète des chipo en barquette au supermarché. Je n’ai pas de quoi faire un crédit chez le boucher laissez-moi tranquille bande de bobos écolo.) On se réjouit. On se réjouit car bientôt, on va pouvoir ne pas en glander une, coincer la bulle, se dorer la pilule, parce que dans notre société moderne et tournée vers l’humain, le joli mois de mai rime avec jolis jours fériés.


Alors, déjà, ça ne rime pas. Ensuite, pour la première fois de ma vie cette année, j’en ai rien à carrer des jours fériés, je suis même sacrément saoulée de les voir arriver car oui, j’ai envie de travailler. Je vais presque dégainer une pancarte « retraite à l’âge de la mort ». Qui a dit « saleté de capitaliste » ? Apparemment, en plus d’être nul en rime, vous n’avez rien compris à notre monde occidental qui tourne à l’envers. Puisque vous le demandez, j’explique.


Il existe plusieurs catégories de gens face aux jours fériés du mois de mai. J’en développerai deux ici, issues de mes recherches en sociologie, sur un panel de 30 personnes, réalisée pendant ma vie, validées par « PMU ». Donc je peux vous dire que c’est sourcé et fact-checké. BFM peut venir, je n’ai peur de rien. Posons ici le contexte de l’étude : j’ai évolué jusqu’ici dans le monde de l’école, des études et du salariat, spécialité CSP+. Ça veut dire Catégorie Socio-Professionnelle. Le « + » signifie plus de thunes, plus d’études, plus de responsabilités, plus de tout. Mieux quoi. J’adore ce classement. Dans ce monde-là, travailler c’est s’asseoir à un bureau, ne pas bosser le week-end et avoir hâte que les vacances scolaires arrivent. Au sein de cet échantillon objectif, j’ai dégagé deux groupes que je vous présente ici.


" On va bosser en pensant aux moments où on ne va pas bosser pour faire une chose : ne rien faire."

Commençons par les classiques « paumés du sens et de la vie », à laquelle j’ai appartenu la majeure partie de ma vie jusque-là. Rien de très original. On connaît tous au moins quelqu’un – soi-même et tous nos amis et toute notre famille - qui va au travail en ne trouvant ni sens, ni joie, ni aucune autre satisfaction que le salaire à la fin du mois, qui se traîne un teint gris et la bouche à l’envers tous les dimanches soirs et quand on lui demande pourquoi il continue à le faire, il a toujours une raison qui semble totalement valable aux yeux de notre monde moderne : le crédit de la maison, les vacances à Bali, le statut social, les études des enfants, les croquettes du chien, les restos du vendredi, etc… Dans cette catégorie, on est les champions du déni et de la perte de sens. On va bosser en pensant aux moments où on ne va pas bosser en s’imaginant tout un tas de cadres idylliques le plus éloignés possible de sa vie quotidienne pour faire une chose : ne rien faire. Je suis d’accord avec vous, c’est à n’y rien comprendre. On comprend toutefois devant une absurdité pareille ce que représentent les ponts du mois de mai : des promesses merveilleuses de liberté, le paradis de ce qui semble être du repos et qui est en réalité une descente tranquille et invisible vers la mort. On y trouve en général la majorité des salariés, des étudiants et des écoliers. Nouveauté de notre époque : les occupants de « métiers à vocation » rejoignent l’équipe, les conditions de travail modernes détruisant le sens fondamental de la dite vocation. Parmi les plus touchés, les profs et les soignants par exemple. Leur point commun : ne trouvent aucun sens à ce qu’ils font et se sentent obligés de le faire. On ne va pas se mentir, la meilleure idée qui soit est de se tirer de cette catégorie. Parfois ça prend des années, mais l’essentiel c’est le mouvement : vouloir se barrer de l’enfer sur terre. Si on n’agit pas, le burn-out, la dépression, les maladies et la mort guettent tranquillement au coin de la rue. Comment ça vous n’aimez pas les films d’horreur ? Retournez voir les vidéos de chats qui dansent sur tiktok, je n’ai forcé personne à être là.


Enchaînons avec notre deuxième catégorie : les « joyeux prisonniers ». On y trouve aussi des salariés, des étudiants et des passionnés à la différence que ceux-là trouvent du sens à ce qu’ils font et sont heureux de le faire. Pourtant, ils trainent eux aussi de la patte le dimanche soir après un petit week-end chez des potes à La Baule, et les jours fériés du mois de mai sonnent comme des repos bien mérités dans cette vie quotidienne rythmée par le travail. Car même s’ils aiment ce qu’ils font, les joyeux prisonniers sont eux aussi soumis à des contraintes qui deviennent des règles immuables qui régissent leur vie bien malgré eux. Comme les précédents, ils travaillent tous les jours, 8h par jour à minima, sur les mêmes sujets, avec les mêmes personnes, dans le même cadre, sans pouvoir disposer de leur petite personne comme ça leur chante. Pour essayer de déguiser tout ça, on a inventé les hapiness chief manager (excusez-moi je reviens, je vais vomir) et les baby-foot dans les coins repos qui ont remplacé la simple et ringarde machine à café. Et ça mes amis, ça s’appelle une prison. La bonne nouvelle, c’est que c’est une prison dont le seul détenteur de la clé, c’est soi-même.


Ça fait un moment que je la cherchais, la clé. Je suis passée par l’école, les études, le salariat dénué de sens, le salariat avec du sens, le chômage. Et même au chômage, j’adorais les jours fériés. Parce qu’ils m’autorisaient à ne rien faire moi aussi alors que je passais mon temps à chercher ce que j’allais bien pouvoir faire. Les jours fériés de mai font bien plus qu’autoriser à ne rien faire. Ils autorisent à être. A ne faire qu’être la personne qu’on est en profondeur, une fois posé l’uniforme. Une personne qui dort à son rythme, qui peint, qui court, qui danse, qui cuisine, qui joue avec ses enfants, qui jardine, qui étudie, qui se promène, qui respire, et qui…travaille. Travailler, ça ne devrait rien signifier d’autre qu’être et agir selon cet état d’être profond. Qu’on soit salarié chez Lustucru, étudiant en prépa maths, aquarelliste, directeur de zoo ou garagiste à son compte spécialisé en trottinette électrique, chaque chose qui nous empêche d’agir en accord avec notre être profond, là maintenant tout de suite, nous met en position d’attendre les ponts du mois de mai. Or nous ne sommes pas faits pour attendre de vivre messieurs dames. Vivre, c’est aujourd’hui. Et pour vivre, on doit être absolument convaincu, au plus profond de nous-même que la seule personne qui a du pouvoir sur nous, qui peut nous faire accepter une contrainte, qui peut nous dicter notre comportement, qui peut nous faire lever le matin alors qu’on est fatigué, qui peut trouver la motivation pour faire des choses difficiles, c’est nous. C’est SOI ! Pas ta mère, pas ton chef, pas ton banquier, pas tes enfants, pas ton chien, pas tes potes, TOI !


Ce n’est pas moi qui suis capitaliste, ce sont les ponts du mois de mai.

Alors oui, cette année, les ponts du mois de mai, j’en ai rien à carrer. Parce que c’est la première année de ma vie où je commence à entrevoir que je suis la seule capitaine de mon âme, le seul maître de mon destin. Et que depuis ce poste de commandement, j’ai envie de travailler, de donner au monde ce que je sais faire, ce que j’aime faire, qui je suis. Parce que c’est la première fois de ma vie où je peux choisir quand je travaille, avec qui je travaille, comment je travaille, où je travaille, ce que je travaille. C’est la première fois de ma vie que je me fous de savoir si on est dimanche ou mardi, s’il est 10h du mat’ ou 22h. C’est la première fois de ma vie que je m’autorise à être tous les jours de l’année et que de fait, j’aime tous les jours de l’année.


Ce n’est pas moi qui suis capitaliste, ce sont les ponts du mois de mai. Ils sont un symptôme d’une société où les êtres sont des avoirs qui attendent la mort pour vivre. C’est de la folie. Quand les ponts que nous traverserons seront ceux qui nous mènent à notre cœur et à notre être, alors je peux vous dire que les chipolatas du mois de mai sortiront de leurs barquettes, parfumées d’une saveur que nous avons oubliée mais qu'il ne tient qu'à nous de retrouver, celle de la liberté !


Lili Deca





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